États ou entreprises, qui est le plus puissant ?
Dans la lignée de notre chronique parue cet été sur les tribunaux d’arbitrage, et au moment où le débat fait rage sur les accords commerciaux bilatéraux et leurs conséquences (CETA avec le Canada, accord Mercosur avec l’Amérique du Sud…), nous avons décidé ce mois-ci d’arbitrer le match entre États et entreprises multinationales : qui en sortira vainqueur ?
Le grand ruissellement
Dans quelle mesure les entreprises multinationales ont-elles réussi à reconfigurer les flux financiers mondiaux à leur avantage et au détriment des États ? C’est ce qu’a investigué une étude du groupe de recherche CORPNET de l’Université d’Amsterdam publiée en 2017.
En passant au crible les données disponibles sur l’actionnariat et les comptes annuels des entreprises dans plus de 190 pays, les chercheurs ont réussi à reconstituer les réseaux de filiales de plusieurs dizaines de milliers de groupes multinationaux et les flux financiers qui transitent en leur sein.
Les 24 premiers pays destinataires de ces flux financiers sont tous des paradis fiscaux : îles vierges britanniques, Jersey, Bermudes, îles Caïmans… En amont des destinations finales des placements, les chercheurs ont découvert que la grande majorité des flux transite par 5 pays « intermédiaires » devenus les plaques tournantes des échanges financiers internationaux liés aux grandes entreprises : les Pays Bas, le Royaume-Uni, la Suisse, Singapour et l’Irlande. Ces derniers sont.
Cette structuration complexe des flux financiers a permis aux multinationales de réduire fortement leur taux d’imposition. Une étude du cabinet Oliver Wyman sur les 50 plus grandes entreprises du monde a démontré que leur taux moyen d’imposition avait été de seulement 28,4% entre 2010 et 2015, alors que le taux légal était de 34,3% en moyenne dans le pays d’origine où leur siège était établi.
Le manque à gagner pour les États est vertigineux : les entreprises multinationales éviteraient ainsi le paiement de 130 milliards de dollars d’impôts sur les bénéfices chaque année aux États-Unis, et plus encore en Europe. Quant aux pays en développement, ils perdraient collectivement jusqu’à 200 milliards de dollars par an, un montant supérieur de 30% à l’aide financière qu’ils reçoivent chaque année.
Source complémentaire :
Oliver Wyman, How multinational corporations can thrive in the new world order, 2017
États et grandes entreprises : who’s got the power ?
Ces mécanismes d’optimisation et d’évasion fiscale ont permis aux entreprises multinationales d’acquérir une puissance économique équivalente à celle des grands pays, refaçonnant de fait un nouvel ordre mondial.
Ainsi, une étude parue en 2017 dans la revue International Spectator, qui a comparé la création de richesse des pays avec celle des plus grandes entreprises, montre que ces dernières occupent 71 des 100 premières places du classement. Si les grandes économies – États-Unis, Chine, Japon, Allemagne – sont en tête, les entreprises multinationales se classent désormais juste derrière : Walmart occupe la 10ème place et précède ainsi l’Australie, et la plus grande entreprise chinoise se situe à la 13ème place, devant la Corée du Sud.
Partant de ce constat, l’étude montre que les relations internationales ne sont plus seulement façonnées par les États, mais également par les multinationales qui sont désormais capables d’échapper aux législations internationales et de mettre en concurrence les pays entre eux.
Dans ce contexte, les États ont dû remodeler leur stratégie géopolitique pour s’adapter. Certains ont choisi de s’appuyer sur la montée en puissance des grandes entreprises plutôt que de s’opposer à elles, dans le but de maintenir leur capacité d’influence. L’un des principaux moyens utilisés pour cela est la prise de contrôle capitalistique : une étude récente de l’Université Maria Curie Sklodowska montrait que 23% des entreprises du classement Fortune Global 500 étaient majoritairement détenues en 2015 par des États – au premier rang desquels la Chine, la Russie, la France et l’Allemagne – contre seulement 10% en 2005.
D’après les auteurs, cette évolution, ainsi que le développement de liens de plus en plus étroits entre décideurs publics et managers des grandes entreprises, donne naissance à de nouvelles relations d’interdépendance entre États et entreprises multinationales.
Source complémentaire :
Néo-mercantilisme
Pour comprendre plus en détail les interdépendances croissantes entre États et entreprises multinationales, un chercheur de l’Université suisse de St Gallen a investigué les politiques économiques mises en œuvre par les gouvernements depuis la crise financière de 2008.
Premier enseignement, environ 70% des échanges mondiaux sont touchés par des politiques publiques discriminatoires. Si la majorité des États ont recours à des relèvements de droits de douanes, les grandes économies vont au-delà et développent des politiques de plus en plus sophistiquées. Elles associent mesures de protectionnisme – subventions publiques, incitations fiscales, préférence nationale pour les appels d’offres publics, restrictions aux investissements étrangers… – et soutien des entreprises nationales à l’export. En 2018, dans la plupart des grandes économies, les entreprises étrangères, parfois soutenues par leur gouvernement, font ainsi face à des concurrents locaux qui bénéficient fréquemment d’un appui financier de la puissance publique, voire qui ont été sauvés par l’intervention du gouvernement.
Quel est l’objectif poursuivi par les pouvoirs publics en menant de telles politiques ? D’après l’auteur, il ne s’agit pas d’un mouvement de repli sur soi, mais plutôt d’une nouvelle ère de stratégies mercantilistes portées par les grands États – qui font écho à celles menées par les empires coloniaux au 18ème siècle – où les intérêts publics et privés s’entremêlent. D’un côté, les gouvernements s’appuient sur leurs champions nationaux pour atteindre leurs objectifs géopolitiques, de l’autre, les grandes entreprises voient leurs stratégies de maximisation des profits facilitées partout où elles sont implantées en guise de rétribution.
Cette analyse permet de mieux comprendre le regain de tensions entre États autour de l’implantation des grandes entreprises étrangères, comme l’illustre le bras de fer actuel entre les États-Unis et la Chine sur le cas de Huawei, vecteur d’influence du gouvernement chinois à l’étranger via le développement de la technologie 5G.